Dans Les Besoins Artificiels, alors que la fabrique à souhait est méthodiquement révélée, Razmig Keucheyan propose le communisme du luxe comme l’un des moyens de sortie du consumérisme destructeur. Ce principe postule l’existance “d’objets émancipés”, démontables, modulables, interopérables et évolutifs. Ainsi, plutôt que d’être à l’affût d'un objet neuf remplaçant l’ancien, nous nous concentrons sur le maintien de l’existant, lorsque l’impact de ce maintien est globalement bénéfique, en assurant la continuité de sa fonction. Le communisme du luxe est une remise au goût du jour d'une utopie communarde dans notre monde régi par l’obsolescence. La fonction incarnée avec justesse au-delà de la possession "égo-trippante" est ici l’un des enjeux. L'artiste est partout, la création émane de chacun, l'art se mêle à la vie quotidienne dédramatisée. Extrait.
UN LUXE POUR TOUS
Les biens émancipés ouvrent la voie à un communisme du luxe. Un quoi? Un communisme du luxe, le luxe pour tous, sans distinction de classe. Une vieille idée, qui remonte à la Commune de Paris… Qu’est-ce que le luxe ? Il faut d’abord le distinguer du «haut de gamme», avec lequel il est parfois confondu(9). Le «haut de gamme», comme son nom l’indique, se situe en haut, à l’opposé du «bas de gamme». Une voiture qui en relève roulera plus vite, aura une meilleure tenue de route et sera plus sûre pour ses occupants. Ces caractéristiques découlent de la conception et des matériaux : plus robustes et technologiquement à la pointe. Son prix est plus élevé, mais le rapport qualité/prix favorable. La robustesse des matériaux implique qu’il aura souvent une durée de vie plus longue.Le produit de luxe, lui, est «hors gamme», il échappe à la comparaison. Il est le seul membre de sa ligue : rare et singulier. Cette qualité est savamment entretenue par les marques. L’enjeu du marketing du luxe est d’éviter le «piège de la banalisation», soit la démocratisation du bien. Le produit de luxe est intemporel, il ne suit pas les cycles de la mode. Une forme de gratuité – au sens d’un acte gratuit, arbitraire – l’accompagne, puisque son prix est sans rapport avec les matériaux qui le composent. «On paie la marque» comme dit l’expression courante. Cette « gratuité » inscrit le luxe dans le registre de l’irrationalité économique, de l’incommensurable plutôt que du calcul. De l’«aura», au sens de Walter Benjamin, que le bien de luxe s’efforce de ravir à l’œuvre d’art. Celle-ci, cependant, n’est pas rare mais unique, à moins de devenir intégralement reproductible par la technique. Dans le sillage de Benjamin, Pierre Bourdieu montre que les effets symboliques produits par le couturier et sa «griffe» relèvent de la magie(10). Le luxe ne connaît pas la crise : depuis 2010, le secteur croît de 10 % par an, beaucoup plus rapidement que la croissance mondiale. La financiarisation du capitalisme, l’émergence d’élites globales – les fameux «1 %» – ont favorisé cette expansion.
Si le luxe est rare, singulier, l’idée d’un communisme du luxe paraît être une contradiction dans les termes. S’il sert à se distinguer, comment pourrait-il être commun ? C’est là le genre de contradiction auquel nous ferions bien de réfléchir très fort. Car de sa résolution dépendent la transformation des modes de vie et l’émergence d’une structure des besoins universalisable permettant de faire face à la crise environnementale. Le communisme du luxe est une alternative à la logique individualiste du marché et aux destructions environnementales qu’elle répand inexorablement à sa suite depuis deux siècles(12) L’idée d’un communisme du luxe remonte à la Commune de Paris. Cette expérience politique a beau n’avoir duré que deux mois, elle a décidément encore des choses à nous apprendre. Les communards appelaient ça le «luxe communal(13)». Le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de L’Internationale – se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. » Une république universelle fondée sur le luxe communal : c’est tout le projet de la Commune. Le programme de la Fédération des artistes repose sur deux points. Il s’agit d’abord de soustraire l’art au marché. Valeur artistique et valeur économique renvoient à des réalités distinctes, mais la seconde empiète encore trop sur la première. Souvent, la qualité d’une œuvre correspond à ce qu’elle vaut sur le marché. L’abolition du marché de l’art est à l’ordre du jour: les œuvres cesseront d’être achetées et vendues. Second objectif : récuser la distinction entre les « beaux-arts » et les arts dits «décoratifs». Ceux-ci renvoient à l’utile et au quotidien. Ceux-là, au contraire, sont supposés être en prise avec le Beau et nous faire sortir de l’ordinaire. Mais d’où vient cette division ? N’est-ce pas justement parce que cet ordinaire m’est insupportable que l’on nous propose d’en sortir de façon imaginaire ? S’il cessait de l’être, comme y travaillent les communards, le citoyen ne renoncerait-il pas à «s’évader» par l’art ? La distinction entre les deux est arbitraire, les arts décoratifs relèvent eux aussi de l’Esthétique. L’un des fondateurs du design moderne, William Morris – un grand défenseur de la mémoire de la Commune – inscrira tout son travail dans cette perspective. Le design se trouve au croisement des beaux-arts et des arts décoratifs.
“Si le luxe est rare, singulier, l’idée d’un communisme du luxe paraît être une contradiction dans les termes.”
Ces deux points du programme de la Fédération convergent vers un aboutissement : résorber la division entre l’art et la vie. L’autonomisation de la sphère artistique, l’idée qu’elle fonctionne selon des « règles de l’art » spécifiques, est une invention moderne(14). Contre les monuments officiels, les musées et les salons dans lesquels on enferme les artistes, les communards appellent à un art qui investit l’espace public et finit par se confondre avec lui. Parce qu’elle est démocratiquement maîtrisable, l’échelon approprié est la municipalité, d’où l’idée d’un luxe communal. Résorber la division entre l’art et la vie suppose une critique de la notion même d’œuvre d’art. Derrière l’œuvre, il y a toujours l’artiste, conçu comme un homme – rarement une femme – d’exception. Si la Commune veut « changer la vie », selon l’expression d’Arthur Rimbaud – dont la poésie a été inspirée par Commune(15) –, le processus créatif lui-même, plutôt que son resultat, doit être valorisé. Il s’agit de démocratiser les conditions de la création et d’accroître ainsi le nombre d’artistes dans la société, jusqu’à ce que chaque citoyen en devienne un, que le champ artistique comme champ autonome se dissolve dans la vie sociale et que prolifèrent les artistes sans œuvres(16).
“(…) un art qui investit l’espace public et finit par se confondre avec lui.”
Nombre d’avant-gardes du XXe siècle reprendront à leur compte ce projet d’abolition de la division entre l’art et la vie. C’est le cas des artistes russes qui apparaissent autour de la révolution bolchevique(17). Maïakovski en 1918 : « Les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes ! » Dans la seconde moitié du XXe siècle, la « critique de la vie quotidienne » développée par Henri Lefebvre et les situationnistes s’inscrit, elle aussi, dans cette remise en cause des frontières de l’art et de la vie(18). La démocratisation de l’art, sa convergence avec la vie, donnera lieu à un nouveau sentiment des choses. La texture, la densité, la pliabilité, la résistance des objets, toutes choses que les non-artistes ont oubliées, seront recouvrées(19). La rotation rapide des marchandises, c’est l’oubli des choses et de leurs qualités. Le réenchantement artistique du quotidien passe par les objets. Rien n’empêche, bien au contraire, que ce nouveau sentiment des choses intègre les avancées technologiques les plus récentes – pour peu qu’elles soient écologiquement soutenables. Dans nombre de cas, ces avancées contribueront à la démocratisation des beaux objets. L’élément important est celui-ci : dans l’esprit des communards, le mot d’ordre de luxe communal doit contrer l’accusation de « misérabilisme » formulée par les Versaillais à leur endroit. Pour les réactionnaires, les communards sont des « partageux » : ils veulent partager la misère. Une société égalitaire est forcément une société de la pauvreté et de la pénurie. À quoi les Versaillais opposent le luxe et la beauté, par essence inégalitaires. Contre ce postulat, les communards déclarent : le luxe pour tous ! Telle est leur leçon : n’a de véritable valeur qu’un luxe démocratisable.
“Il s’agit de démocratiser les conditions de la création et d’accroître ainsi le nombre d’artistes dans la société, jusqu’à ce que chaque citoyen en devienne un.”
Razmig Keucheyan,
Les Besoins Artificiels,
Éd. Zones, sept. 2019
Les Besoins Artificiels,
Éd. Zones, sept. 2019